Chères amies,
Cette question me hante depuis quelques semaines maintenant. Elle est brûlante et en même temps intéressante à aborder ensemble je trouve.
Donc je vous la pose:
“L’ambition est-elle nécessaire ou toxique?”
Je m’en rends bien compte. Il s’agit d’un sujet hautement sensible, qui divise.
Pour moi qui vous écris, j’ai l’impression d’ouvrir une boîte de pandore qui pourrait laisser s’échapper des démons qu’il m’a fallu museler au fur et à mesure que j’ai avancé sur mon chemin.
Ni moi, ni ma Résistance ne voulons revivre cela ou les revoir.
Aussi, je me suis si longtemps définie à travers cette ambition que je ne suis pas certaine d’avoir le recul suffisant pour me poser en toute sérénité devant vous et vous donner une réponse sincère.
Ça tangue encore dans ma tête.
L’ambition, j’ai été biberonné à cela.
Littéralement.
Ma sœur qui vient de me quitter à l’instant s’est fait un plaisir de me le rappeler….
“Regarde-moi Yeba, je suis devenue un excellent médecin, un puits de connaissance et un bête de travail à l’exigence inégalée comme l’avaient pressenti nos parents… mais regarde comme je suis fatiguée, épuisée aujourd’hui.
La réponse à ta question est très simple : oui, l’ambition est toxique.
Celle qu’on nous a inculquée l’est, en tout cas. Elle peut nous mener loin, très loin, je suis d’accord. Elle peut nous conduire au sommet, là où notre éducation, la société, lui a dit de nous emmener pour prouver notre valeur. Parfois au-delà de nos ressources, au-delà de ce que l’on veut nous même.
Mais à quel prix ?
Je n’ai plus rien à prouver. Cela fait des années que je n’ai plus rien à prouver. Pourtant l’ambition m’a poussé à continuer alors que je rêvais de ralentir, que j’avais besoin de tranquillité.
Tu veux un conseil de médecin, et de sœur ?
Le seule ambition qui vaille la peine, c’est celle qui est guidée par la volonté de se découvrir soi, celle qui est bienveillante envers nous-mêmes et les autres, celle qui permet aux autres de s’élever à nos côtés, et nous permet par la même occasion de trouver une place qui nous convienne dans ce monde… contrairement à cette ambition vorace qui nous pousse à être au-dessus de tous, à plaire à tout prix, à gagner toujours plus, à aller chercher cette seule et unique place qui prouverait notre valeur.
Ce n’est que pure illusion que de penser qu’on y arrive là – à cette première place – sans sacrifier une part d’humanité en nous.
Toi qui te lances dans une nouvelle aventure, regarde en toi ce qui fait sens et laisse-toi guider par ce qui fait que tu es toi. Rien d’autre.
Allez, je dois te laisser. On prend la trottinette pour les 3h trottinettes de ta nièce demain aux scouts… profite du soleil.
Elle avait raison. Tellement raison. Je l’ai embrassé et laissée à sa journée.
Revenons à la génèse, la mienne.
(enfin la nôtre, celle de notre famille).
Je suis l’aînée de ma famille, et comme le veut la tradition, j’ai reçu comme prénom Yeba, qui veut dire « celle qui est née pour accomplir son destin ».
Comme toutes les Yeba, j’avais la responsabilité, le devoir, de montrer le bon exemple, d’ouvrir la voie pour mes sœurs, mais aussi de porter la fierté de mon père. Mes parents, aussi aimants qu’exigeants, ne voyaient aucun autre avenir pour moi que celui d’une réussite éclatante.
Mon père est un homme d'une rare intelligence. Diplomate et économiste de carrière, il est aussi un conteur hors pair, un orateur fascinant et un homme de lettres passionné, avec un esprit de pur mathématicien guidé par une logique implacable.
Il excelle dans tous les domaines, et échanger avec lui est toujours un plaisir sans nom, tellement j’apprends à chacune de nos conversations.
L’ambition, c’est ce qui lui a permis de sortir de sa condition, mais aussi de découvrir le monde.
L’ambition, c’est elle qui l’a amené à se révéler et l’a aidé à tutoyer les sommets.
Pourtant, il l’admet lui-même qu’une fois arrivé en haut, il avait fini par se brûler les ailes et avait décidé de se retirer pour vivre une douce retraite au pays.
Avec les années, il s’était endormi sur ses lauriers, pendant que l’ambition grandissait dans le cœur de ceux qui le côtoyait. Une histoire de trahison, de couteaux dans le dos, de jalousie pour la première place qu’il occupait, avait précipité sa chute.
Et au moment où il s’est rendu compte que l’ambition pouvait aussi détruire … la graine avait été semée dans le cœur de tous ses enfants, désormais condamnés à prouver leur valeur à une époque où être le meilleur ne suffisait plus.
Ma mère quant à elle était une femme d’une grande beauté qui incarnait à sa manière l’adage : « derrière chaque grand homme, se tient une grande dame ».
Fine stratège, personnalité forte au tempérament franc et passionné, elle s’assurait que la maison soit un cocon pour son mari et ses quatre enfants. Elle faisait régner l’ordre et s’assurait que tout était « parfait » tout en veillant sur nous comme une louve sur ses portées.
Nous étions trois filles à la maison. Elle voulait nous voir devenir des femmes indépendantes dans la vie. A travers l’éducation que nous avons reçue, sensiblement différente de celle de mon jeune frère, elle voulait nous voir réussir là où elle pensait avoir échoué.
Aujourd’hui, vous la verriez… si apaisée. Elle jouit d’une grande tranquillité, entourée de ses enfants et petits-enfants, évoluant entre l’Europe et l’Afrique au gré de ses envies.
Et nous, ses enfants, qui étions le fruit de cette grande ambition bien intentionnée, cherchons encore notre chemin entre la voie du succès et la route du bonheur.
L’ambition est-elle nécessaire ou toxique?
Je vous repose la question.
Car je n’ai toujours pas de réponse claire.
Enfant, j’étais très timide (un chouilliat plus qu’aujourd’hui ;)).
Je n’avais pas le charisme de mon père ni le tempérament affirmé de ma mère. J’étais effacée même si mes yeux noir brillant comme dans étoiles dans la nuit laissaient deviner une destinée différente qui m’attendait.
Avant que toute l’ambition de mes parents ne vienne se poser sur mes frêles petites épaules, j’étais une âme créative et joviale, un esprit naturellement attiré par les histoires, la création d’univers fantastiques et la mode … j’avais le sentiment que c’était une façon fascinante de donner vie à ses idées.
Pourtant, deux décennies plus tard, en empruntant la voie royale que l’on avait esquissée sous mes pas, qu’on m’avait invitée à suivre, j’avais fini par me retrouver avec un joli titre de « senior consultant manager » assise dans un énorme open-space le cœur vide de sens.
Après avoir prouvé tout ce qu’il y avait à prouver, coché chaque case, je ne me sentais pas plus heureuse, ni plus accomplie. Pas étonnant alors que je me sois empressée de saisir cette seconde chance qui se présentait à moi de me jeter dans le vide, à la poursuite de mes rêves.
Vivre le rêve de YEBA faisait battre mon cœur, tellement fort.
Mais l’ambition ne m’avait pas quittée. Comment l’aurait-elle pu ? Ma mère essuyait encore ses larmes à l’idée que sa fille aînée devienne commerçante et décide de vendre des sacs à main, et mon père, plus indulgent, m’invitait à penser le projet en grand (malgré mes petits moyens). Je n’avais pas quitté ce monde prestigieux du conseil pour faire les choses à moitié : il fallait que ce soit pour construire une marque tout aussi prestigieuse.
Et dans ce contexte était née une nouvelle obsession : prouver que “j’étais créative et talentueuse ».
J’avais besoin de le prouver à mes potes d’école de commerce qui me croyaient folle, à mes anciens collègues qui me voyaient finie et à moi-même qui avait peur d’être plongée dans un fantasme. Il me fallait prouver que tout ceci avait un sens.
JE VOULAIS LEUR PROUVER À TOUS QUE C’ÉTAIT FAIT POUR MOI.
Je n’y ai pris aucun plaisir à vivre l’aventure entrepreneuriale de cette façon.
Et, comme la vie sait bien faire les choses, l’aventure s’est arrêtée net quand mon premier atelier en Italie a brûlé, trois ans après mon TEDx, et que j’ai tout perdu.
La vie avait réduit mes espoirs en cendres… Du moins, c’est ce que je croyais à l’époque. Mais, en réalité, elle avait simplement voulu me rediriger.
J’avais créé une marque qui ne me ressemblait pas, qui n’était pas alignée, qui ne fonctionnait pas, tout simplement parce qu’elle n’était pas portée par la bonne intention.
Le rebranding post-Covid, le come-back avec l’affirmation de mon nom, de mes origines, de mon identité — mon essence palpable jusque dans l’histoire de mes sacs, l’appel à me rejoindre de ma Tribe (ma tribu de femmes aux quatre coins de la Terre) — m’a permis de rayonner avec fierté comme à la marque de trouver son public. La campagne The Story of Freedom fut une véritable histoire de libération.
Une seule ambition demeurait désormais : montrer au monde qui j’étais, simplement, en toute sincérité. Et ça a marché : la résonance fut grande, et mon étonnement tout autant. Il fallait juste être soi-même.
Et puis l’entrepreneuriat est devenu un truc « à la mode ». Les levées de fonds astronomiques aussi. Les réseaux où il fallait être vus, indispensables. L’ambition a muté et m’a poussé à vouloir grandir, à aller au-delà de mes possibilités, de mes ressources, à me faire mal au point de me retrouver sur un lit d’hôpital.
Me retrouver sans thyroïde, sans voix, sans énergie dans le corps a été un électro-choc.
C’est là que tout a basculé en moi je pense.
C’est là que mon ambition m’a fait peur.
J’avais désormais trop peur de me faire mal, … et ma décision de me recentrer sur ce qui m’a apporté le plus de plaisir tout au long … les histoires, les campagnes, le conseil, les échanges, aider les autres à se réaliser réellement, une porte de sortie sincère et évidente.
L’ambition n’a de sens que si elle est guidée par une quête de sens véritable qui soit une évidence.
Alors que j’essaie de construire quelque chose de nouveau, je me laisse à nouveau envahir par l’ambition qui, à ce stade de ma vie, ressemble bien à une addiction dont j’ai du mal à me défaire. Comme un programme inconscient qui tourne malgré moi. Le désir de voir les choses en grand m’habite encore. Mais en voyant mes attentes gonfler, je m’arrête à nouveau, pour me résonner.
Ca en devient schizophrénique.
Parce je ne m’en sortais pas, j’ai sollicité l’avis des quatre personnes les plus sages et apaisées que je connaisse (deux femmes, deux hommes que je respecte et qui m’aident à rester ancrée ).
Sans s’être concertées, ni rencontrées trois d’entre elles (de ces belles âmes) m’ont répondu la même chose à quelques mots prêts :
Je suppose que tout dépend de ce que ça signifie vraiment — qu’est-ce que l’ambition, au fond ?
Peut-être que la question serait d’explorer ce que l’ambition représente pour toi, en vérité.
A mes yeux, l’ambition sous-entend la compétition, l’éviction des autres pour gagner, atteindre la première place.
On peut en effet être à la recherche d’une forme de grandeur, de vouloir être la meilleure version de soi. Mais la grandeur n’implique-t-elle pas une dynamique de pouvoir sur les autres, de recherche de validation, de l’attention des autres, de l’admiration voire d’ascension au-dessus des autres ?
Et l’une de dire (ce que les deux messieurs n’ont pas dit),
Malheureusement, tout ce qu’on voit aujourd’hui est cadré par une grille capitaliste. Comment peut-on être ambitieux·se sans être un peu capitaliste ou individualiste? Et comment peut-on être vraiment heureux en étant individualiste ?
La quatrième, la plus sage peu-être, la plus âgée des trois, celle qui a consacré 40 ans de sa vie à côtoyer l’innocence, professeure de maternelle de mes garçons, m’a répondu sans détour:
L’ambition n’est peut-être pas le bon mot. Peut-être qu’il faut s’éloigner de la définition de l’ambition et chercher à se rapprocher de celle de l’évidence.
Un état qui ne souffre d’aucune comparaison à autrui, d’aucun jugement,
un état où tu as trouvé ton truc, à toi, où tu te sens à ta place et tu fais les choses parce que tu es faite pour les faire, simplement.
Et comme tu es dans ton “évidence”, tu es par définition heureux et satisfait.
Et peut-être que le but de la vie, c’est de la laisser te guider vers cette évidence, de la laisser te montrer le chemin vers elle.
Les choses se mettent en place d’elles-mêmes dès lors qu’on s’écoute et qu’on arrête de porter notre regard vers l’extérieur pour trouver une validation de notre valeur, mais qu’on se concentre sur ce qui nous apporte de la joie et du sens. Nous avons déjà tout ce qu’il nous faut en nous.
Donc pour répondre à ta question, l’ambition est toxique. La quête de grandir dans notre évidence une grâce dès lors que cela ne dépend de personne d’autre que de nous-même.
Et toi Yeba, quelle est ta réponse?
Mon ambition est d’être moi-même dans tout ce que je ferai désormais et d’inspirer les autres à l’être également. N’est-ce pas l’évidence , pour ne pas dire “l’essentiel”? ;-)
Merci de m’avoir lue jusqu’ici.
Je vous embrasse.
A la prochaine lettre.
x Yeba
Très intéressant, Yeba. Et vraiment sympa d'en apprendre un peu plus sur toi. 👌